samedi 24 février 2018

La Zone du Dehors - Alain Damasio


2084. Orwell est loin désormais. Le totalitarisme a pris les traits bonhommes de la social-démocratie. Souriez, vous êtes gérés ! Le citoyen ne s'opprime plus : il se fabrique. A la pâte à norme, au confort, au consensus. Copie qu'on forme, tout simplement. Au coeur de cette glu, un mouvement, une force de frappe, des fous : la Volte. Le Dehors est leur espace, subvertir leur seule arme. Emmenés par Capt, philosophe et stratège, le peintre Kamio et le fulgurant Slift que rien ne bloque ni ne borne, ils iront au bout de leur volution. En perdant beaucoup. En gagnant tout.

Voilà un roman un peu difficile à définir, dans la mesure où, à mon avis, on a moins affaire à un roman qu'à un mélange entre fiction et essai philosophico-politique. C'est un livre qui fait réfléchir, même s'il n'est pas ultra subtil dans sa démarche, et tâche de faire passer ses idées à grand coups de maillet. A sa façon de se lancer dans de grands monologues aux airs de dissertation philosophique, Captp, le personnage principal, fait plus figure de double littéraire de l'auteur que véritablement de héros. Sa voix manque parfois de naturel, elle est trop bien construite, trop bien léchée pour avoir la spontanéité du dialogue, on y voit plus un discours, voire un cours (au point que, à un certain point, l'auteur ne le déguise même plus et livre les pensées de son personnage autour du Clastre sous la forme d'un cours dispensé à ses élèves). C'est moins vrai dans la deuxième partie du livre, plus concrètement centrée sur l'action, mais le début peut sembler un peu aride et décourageant.

Malgré tout, difficile de décrocher de La Zone Du Dehors, tant le roman est écrit avec les tripes, jusque dans ses discours les plus abstraits et théoriques. Que l'on adhère ou non aux actes et aux opinions des personnages, on ne peut retirer à Damasio une plume qui vibre, qui vit, qui nous agrippe dès les premières pages et ne nous lâche plus. Il maltraite la langue, les codes de la narration et jusqu'à la typographie, parfois avec plus ou moins de succès, mais l'usage de la première personne du singulier justifie parfaitement ce style haché, parfois décousu ou frisant la logorrhée, à la manière d'un flux de conscience. Ce n'est pas toujours très élégant, mais ça a le mérite de heurter, de déstabiliser, de faire vivre le texte. Alain Damasio joue également beaucoup sur les créations lexicales : mots-valises, mots-tronqués, double sens, métaphores... la langue de la Zone du Dehors est une langue vivante, parlée, qui a sa propre identité et qui donne un vrai souffle au texte du début à la fin.

Les personnages ne sont pas forcément attachants, ni même conçus pour l'être. Je n'ai pas forcément aimé le côté moralisateur de Captp, ni l'extrémisme outré de Slift. J'ai préféré la modération et les principes de Kamio, qui m'ont beaucoup plus parlé. Et pourtant, l'antipathie, voire parfois le dégoût provoqués par certains de ces personnages ne m'ont a aucun moment empêché d'apprécier le livre, ni même d'apprécier lesdits personnages, qui ne sont pas monolithiques mais tout en nuances, et qui évoluent tout au long du roman. Malgré leurs défauts, et même à cause d'eux, les personnages sont réalistes, humains, tangibles, et que l'on soit d'accord avec eux ou non, cela n'empêche pas d'avoir beaucoup d'empathie pour eux, à des degrés divers, même si on a parfois envie de leur hurler dessus ou de leur coller des baffes. L'écriture de Damasio, encore une fois, fait beaucoup à ce niveau.

En revanche (mais ça ce n'est malheureusement pas valable que pour Damasio, j'ai l'impression de faire cette remarque pour tous les auteurs de SF) les femmes n'ont qu'un rôle marginal (quand elles en ont un) fait de stéréotypes parfois à la limite du dégradant. Le seul personnage féminin "nommé", Boule de Chat (encore le cliché de la femme féline que, personnellement, je ne peux plus voir en peinture...) est complètement secondaire : elle ne sert que de love interest au personnage principal, et n'a aucun rôle actif dans le récit, à part exciter sexuellement Captp (visiblement le seul rôle des femmes de Cerclon parce que... ben, concrètement, c'est tout ce qu'on sait d'elles, hein, on ne va pas se mentir. Ironique, dans une société qui prétend avoir atteint la véritable égalité entre les hommes et les femmes (spoiler : c'est faux). L'auteur aborde le sujet à une ou deux reprises, mais de manière anecdotique et brouillonne, ce qui, paradoxalement, rend encore plus évident le manque à ce niveau.

Bref, c'est vraiment un livre fort, qui tranche dans le vif, qui, sous couvert de SF, nous parle de nous et de la complaisance de nos sociétés actuelles. Si j'ai parfois été un peu perdue par le récit, je suis complètement tombée sous le charme de la plume de Damasio, et mon impression générale reste globalement très positive. Que l'on adhère ou pas, le roman oblige à réfléchir à remettre beaucoup de choses en question et le style enflammé de Damasio fait que l'on ne peut pas rester indifférent à ce qu'on lit, d'une manière ou d'une autre. Je suis ravie d'avoir fait cette découverte, et j'ai encore plus hâte, maintenant, de lire La Horde du Contrevent.

"Se libérer, ne croyez surtout pas que c'est être soi-même. C'est s'inventer comme autre que soi. Autres matières : flux, fluides, flammes... Autres formes : métamorphoses. Déchirez la gangue qui scande "vous êtes ceci", 'vous êtes cela", vous êtes...". Ne soyez rien : devenez sans cesse. L'intériorité est un piège. L'individu ? Une camisole. Soyez toujours pour vous même votre dehors, le dehors de toute chose."


Un livre lu dans le cadre du challenge ABC Littératures de l'Imaginaire

Et dans le cadre du challenge Coupe des Quatre Maisons




2 commentaires:

  1. Bon tu vas réussir à me convaincre de m'y remettre pour de vrai… cela fait 3 fois que je bloque avant la page 100.
    Pour l'écriture (et ton bémol) je suis certaine que tu vas te régaler en lisant La Horde :)

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    1. C'est vrai que c'est difficile d'entrer vraiment dedans au début, notamment à cause de ce côté "essai philosophique" qui donne parfois au texte un côté un peu artificiel. Mais c'est moins le cas dans la deuxième partie, où tout prend un tour plus concret. J'espère que ça passera mieux si tu réessayes en tout cas :D

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